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ICEA

Institut de coopération pour l'éducation des adultes

Les Prix de l'ICÉA 2011 - Intervention de Paul Bélanger: La curiosité tout au long de la vie

Jeudi 17 novembre 2011 - ICÉA

On trouvera ici le discours prononcé par Paul Bélanger lors de la réception du Prix Émile Olivier de l’ICEA, le 16 novembre 2011.

Claude Lessard, président du Conseil supérieur de l'Éducation, Paul Bélanger, lauréat du prix Émile Ollivier 2011, Léa Cousineau

Claude Lessard, président du Conseil supérieur de l'Éducation, Paul Bélanger, lauréat du prix Émile Ollivier 2011, Léa Cousineau

Je reçois ce prix comme un message : dis-nous ce qui fait que tant de personnes et de mouvements à travers le monde n’arrêtent de se battre pour faire avancer le droit d’apprendre tout au long de la vie.

Je pense d’abord à Paolo Freire, l’auteur de ‘pédagogie des opprimés.’J’ai eu la chance de le connaître. Quelques mois, avant sa mort, en 1997, je lui demandais ce qui était le plus important   pour l’avenir de l’humanité. Il m’a répondu: la curiosité, le droit de tous et chacun de nourrir et de poursuivre sa curiosité tout au long de sa vie.

Oui, le droit le droit de questionner, de chercher à savoir ce qui  se passe, le droit de regarder autrement, le droit de se donner des lunettes d’approche pour voir ailleurs par-dessus la clôture du quotidien, le droit de rêver ensemble à un autre monde possible. Ce droit est devenu essentiel, par plaisir d’abord, pour vivre avec dignité, mais aussi  pour prévenir, pour corriger, pour s’organiser.

En 1985 à Paris à la troisième CONFINTEA à Paris, les associations d’éducation des adulte dont l’ICEA, exclues de la conférence intergouvernementale, se réunissent dans le sous-sol de l’UNESCO et vont produire la fameuse déclaration ‘Le droit d’apprendre’ qui, après campagne de corridor auprès des délégués officiels, sera entérinée par l’assemblée. On parlait alors de droit de tous de questionner, du droit à l’imagination.

Oui, on ne peut se passer de l’intelligence, de l’expérience et de la curiosité des hommes et des femmes de tous les continents. Il le faut pour voir autrement l'économie et sa présente confusion. Il le faut pour dynamiser nos démocraties girouettes, malades de sondages. Il le faut pour bâtir une paix durable, une paix qui cessera de culbuter à répétition dans des guerres trop payantes pour l’influente industrie militaire.

Ce droit à la liberté de sa curiosité et à la liberté de son intelligence, ce droit à la liberté de son corps,  ce droit de vivre et pas seulement de vivoter, un droit que les femmes nous ont appris à ne jamais arrêter de conquérir, n’est pas seulement un droit fondamental, mais aussi une nécessité, parce que…, pour beaucoup de ‘parce que’.

Le droit d’apprendre commence  dès la toute petite enfance avec les milliers de ‘pourquoi’ qu’on nous pose. Marius, mon petit fils, n’arrête pas tes ‘pourquoi’. Continue, même si ca embête tes parents, continue justement parce que ca embête les adultes, nous qui, dans le tourbillon de la vie, oublions trop vite les ‘pourquoi,’ et vivons en dormant.

Le droit d’apprendre tout au long de la vie est une nécessité pour pouvoir exercer tous les autres droits, pour les connaitre, les faire valoir, y maintenir une curiosité vigilante. Jules, mon autre petit fils, tu l’as appris bien tôt avec tes ‘ ben quoi j’ai bien le droit’. Oui, Jules et Marius, oui tous les Jules et Marius du monde, continuez vos  ‘pourquoi’, continuez d’être curieux, exigez l’espace et le droit de le faire.

*  *  *

Ce droit de continuer d’apprendre la vie durant est plus qu’un droit. Il est devenu une nécessité dans tous les champs de l’activité humaine.

Une nécessité d’abord pour les travailleurs, travailleuses,  ainsi que pour la survie des économies nationales. Il permet à des millions d’adultes, au cours de leur carrière, de se perfectionner ou de maitriser un nouveau métier et ainsi préserver leur emploi. Ce développement continu des savoirs et compétences reliés au travail est devenu une stratégie-clé pour permettre aux entreprises de se repositionner rapidement sur un marché de plus en plus fluide et mondialisé, sinon hors contrôle. Certains parlent de capital humain pour démontrer l’importance d’investir non seulement dans les technologies mais aussi dans les personnes.  La comparaison est parlante, certes, mais boiteuse. Capital humain. Oui, l’humain est capital, mais le capital l’est-il dans le contexte d’aujourd’hui?  Il ya plus. Si me prend mon avoir, mon capital physique ou financier, je le perds et l’autre s’enrichit. Mais lorsque je transmets mon savoir, l’autre l’apprend, et moi je l’approfondis tous y gagnent. Oui, le savoir, ce n’est vraiment pas comme l’avoir! Le développement cesse alors d’être accaparé, il se poursuit, se diffuse, se démultiplie.

Il y a le droit d’apprendre des femmes, leur droit et la nécessité de se faire reconnaitre les compétences fortes acquises dans l’économie informelle et dans un travail ménager mal partagé (oui, Heidi, je sais, mal partagé aussi dans ma propre maison!). La demande également des femmes à la formation suite à un congé de maternité. L’accès aussi à la formation en milieu de travail, malgré le statut d’employés non permanents qui est souvent le cas des femmes.

Continuer d’apprendre est devenu aussi une nécessité pour la survie écologique de notre planète. Chaque citoyen a besoin de devenir compétent et alerte pour d’abord assainir son arrière-cour, mais aussi pour se joindre aux autres et comprendre que les nuages ne connaissent pas de frontières.

Parlons santé. Aujourd’hui, médecins et autres professionnels, pressés par le système, n’ont plus le temps d’expliquer aux individus ce qui se passe dans leur corps. Devant cette impatience institutionnalisée, les patients doivent cesser de l’être; ils doivent de devenir actifs et s’informer, apprendre par eux-mêmes. Or, les compétences de base en santé et cette capacité d’aller voir sur Internet ou de décrypter la posologie écrite au dos des bouteilles de pilule sont fort inégalement distribuées. Tous ne sont pas sur un même pied d’égalité pour savoir ce qui se passe dans leur corps. Cette curiosité, aujourd’hui nécessaire, mais de fait praticable que par certains, est devenue un mécanisme majeur, bien que silencieux, d’inégalité profonde en matière de santé tant curative que préventive.

Les parentes et grands parents ont un rôle crucial à jouer pour aider leurs enfants et petits enfants à réussir à l’école. Mais alors ils doivent pouvoir se mettre à jour sur les nouveaux programmes scolaires, les maths, le français, etc. Il leur faut avoir accès aux ressources nécessaires pour se mettre à date. Oui tous les parents et grands parents, et pas seulement ceux qui ont le privilège de baigner  déjà dans la culturel scolaire.

Apprendre est aussi une nécessité pour les détenus. Leur période de détention peut alors leur permettre d’acquérir les  qualifications et comprendre ce qui s’est passé pour pouvoir d’abord retrouver leur dignité mais aussi,  si nos sociétés sont assez ouvertes pour le leur permettre, de réussir leur réintégration socioprofessionnelle. Ce n’est pas dans les fortifications faut investir, mais dans la formation. Ce n’est pas dans le mortier, mais dans la curiosité.

Ce droit est une nécessité combien évidente pour les personnes immigrantes Elles ont besoin de maitriser la langue du pays d’accueil et d’apprendre les droits que ce pays leur reconnait formellement. Elles ont besoin également qu’on leur reconnaisse leur compétence pour éviter de se taper tout un programme et réapprendre deux fois la même chose, tout çà souvent pour se plier à des intérêts corporatifs.

Et que dire des compétences de base devenues essentielles dans l’univers quotidien d’aujourd’hui, univers fait de communication écrite, de courriels, de Skype et de guichets électroniques, compétences devenues essentielles pour découvrir, même tardivement, le grand plaisir de lire, la jouissance tranquille de voyager sur papier, ce tapis volant à bon marché.

Parlons des ainés. Hélas, le droit d’apprendre tout au long de la vie s’arrête souvent à 65 ans, à moins d’avoir les moyens de participer aux activités offertes devenues presque toutes payantes. Rappelons-nous que la moitié et plus des personnes à la retraite, et ce sont surtout des femmes, n’ont comme tout revenu que les pensions publiques. Beaucoup d’entre elles n’ont pas les moyens de se payer la câblodistribution et l’internet, ni de s’abonner aux journaux. Elles n’ont même pas la possibilité, sauf exception, d’apprendre à se familiariser avec les nouvelles  technologies. Cette formation qui, depuis les pays bas jusqu’en Scandinavie en passant par l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche, est devenue un engouement généralisé.

Ces ainés qui passent six heures par jour devant une télé limitée à 6 canaux et souvent enneigée, ces ainées, de dire Adorno, ont beaucoup de temps libre mais bien peu de liberté. Oui, elles ont bien peu de liberté et de moyens de liberté. Cette discrimination selon l’âge de l’éducation tout au long de la vie est plus qu’une violation de droits fondamentaux et de la dignité humaine, c’est aussi une erreur économique et sociale. Faute pour ces ainés de plus en plus nombreux de pouvoir continuer à nourrir leur curiosité, de développer leur autonomie, d’accroitre leurs capacité d’action, la société perd des ressources considérables. Plus encore, le système de santé s’enlise alors dans une croissance de demandes de soins qui, par un sédentarisme entretenu, s’accroit bien au delà des demandes réelles. Il faut stopper cette déperdition organisée de l’autonomie physique et intellectuelle des ainés. Mettons en place les conditions de nourrir notre curiosité tout au long de nos vies. Oui on peut enterrer vivante la curiosité.

De ce point de vue aussi, l’éducation populaire doit redevenir un mandat normal de nos services d’éducation des adultes, come partout au nord e l’’Europe.

Nos sociétés à haute intensité de savoir risquent de devenir profondément inégalitaires, si elles ne sont pas aussi des sociétés  à haute intensité de curiosité et à large diffusion des moyens de la nourrir.

*  *  *

Oui, c’est en raison de tous ces ‘PARCE QUE’ que le droit d’apprendre tout au long de la vie est devenu un enjeu majeur.

 La mission fondamentale de l’ICEA et de tous les autres ICEA du monde, il y en a plus de 170 affiliés au Conseil internationale de l’éducation des adultes, est précisément de rappeler ces ‘parce que’, de les démontrer factuellement.

C’est pour cela qu’un organisme compétent et rassembleur comme l’ICEA est crucial pour l’avenir de nos sociétés, pour faire la veille et démontrer par les faits que l’exercice par tous de leur droit d’apprendre tout au long de leur existence est non seulement possible, mais devenu nécessaire.

 Oui l’avenir collectif se joue en bonne partie dans l’intimité de la vie éducative de tous et chacun des citoyens du monde, dans le soutien de leur curiosité, dans leur ressors intérieur pour s’informer, participer  et s’exprimer librement, dans la mise en place des conditions pour que tous puissent exercer cette curiosité réflexive unique à l’homo sapiens sapiens que nous sommes tous et avons tous le droit d’exercer.

Et c’est parce que j’ai le bonheur d’être un des nombreux porte-parole de ces ‘parce que’ que je suis heureux ce soir de recevoir ce prix et de partager avec tous celles et ceux qui se joignent à ce combat nécessaire pour la curiosité tout au long de la vie.