(corrigé le 26-05-2020)
En temps normal, les populations vivant des conditions socioéconomiques difficiles manquent souvent de l’essentiel. Imaginez en temps de crise sanitaire. Pour ces populations, l’accès plus difficile aux ressources se manifeste également en éducation des adultes. Par exemple, les études démontrent que moins les personnes sont scolarisées, moins elles utilisent ou ont accès à l’éducation des adultes. Différentes raisons expliquent cette situation. Nous l’illustrerons à partir de quelques cas de figure.
Les informations qui suivent ont été gracieusement partagées par des personnes qui connaissent les réalités du point de vue du terrain ou des recherches. Il s’agit de Marie-Pier Trudeau, chargée de projet de l’Alliance des milieux alternatifs de scolarisation du Québec1, de Gabrielle Richard, directrice du service d’aide à l’emploi du Regroupement économique et social du Sud-Ouest (RESO), Isabelle Coutant du Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine, Caroline Meunier et Ginette Richard du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ), Virginie Thériault et Jean-Pierre Mercier, tous deux professeurs au département d’éducation et de formation spécialisées à l’UQAM.
Ainsi, le personnel enseignant en formation générale des adultes (FGA) ou dans des milieux alternatifs de scolarisation témoigne qu’il est très difficile pour les personnes possédant moins d’un secondaire II de poursuivre leur formation sans la présence physique d’une ou un enseignant. Ces personnes ont fréquemment des questions à demander à leur professeur, ce qui est plus difficile à faire à distance. Il en est de même pour les personnes peu alphabétisées et celles qui ont des problèmes d’apprentissage (par exemple la dyslexie) ou des problèmes de santé mentale.
Ces personnes, souvent à faible revenu, ne possèdent pas toutes un ordinateur ou un accès internet illimité. Selon une étude récente de Statistique Canada, la très grande majorité des familles ont accès à internet à la maison : seulement 1,2 % des ménages ayant des enfants de moins de 18 ans ne l’avait pas2. Cependant, les ménages ayant les plus faibles revenus ont plus de chance d’avoir moins d’un appareil connecté pour l’ensemble du ménage comparativement aux ménages ayant des revenus plus élevés. Enfin, « près du quart (24.1 %) du quartile de revenu le plus bas ont dit utiliser uniquement des appareils mobiles pour accéder à Internet soit trois fois plus que la proportion des ménages du quartile de revenu le plus élevé (8 %) »2.
Autrement dit, les ménages à plus faible revenu doivent se partager moins d’un appareil connecté et cet appareil est plus souvent un téléphone ou une tablette. Donc, leur capacité à poursuivre un apprentissage en ligne est beaucoup plus limitée. Ces ménages doivent davantage se partager un même appareil et cet appareil (téléphone ou tablette) offre moins de possibilités pour apprendre (capacité de stockage plus limité, plus difficile de lire beaucoup de texte à cause de la taille de l’écran ou d’écrire à cause du petit clavier)2.
De plus, les praticiennes et praticiens observent qu’un certain nombre de personnes ayant des problèmes d’apprentissage ou un faible niveau de littératie utilisent les plateformes comme Facebook, Messenger ou Skype. Cela dit, elles ont plus de difficulté à faire des apprentissages en ligne parce qu’ils demandent d’effectuer des opérations plus complexes. Pensons au téléchargement et à l’installation de logiciels, à l’enregistrement de fichiers, à l’envoi de pièces jointes, à la résolution de problèmes informatiques de base, etc. Il faut aussi utiliser les outils comme Word ou Excel qui demandent plus de manipulation que Facebook ou Messenger, par exemple.
Les possibles et les limites du milieu communautaire
Malgré ces obstacles, les milieux communautaires en éducation des adultes développent une multitude de méthodes de soutien aux populations en situation de précarités.
Par exemple, les milieux alternatifs de scolarisation (MAS) mettent en place différentes activités à distance pour maintenir la cohésion du groupe et la mobilisation des personnes : discussions en groupe (plateforme Discord), activités sportives en ligne en matinée, établissement d’horaire initié, chaque semaine, par les étudiantes et étudiants, etc. Les interventions psychosociales se poursuivent par les appels individualisés chaque semaine, par des midis-causeries en ligne ou d’autres moyens. Le travail sur les objectifs individualisés se poursuit; pour une personne ce peut être d’appliquer les mesures pour retrouver un sommeil plus régulier. Bien que les activités académiques soient plus difficiles à maintenir, certaines sont organisées par des webinaires, par ZOOM ou par des échanges individualisés avec l’enseignante ou l’enseignant.
Des groupes d’alphabétisation doivent, pour leur part, rendre plus accessibles les informations et consignes données lors des conférences de presse quotidiennes. Ils réexpliquent des concepts comme pandémie, distanciation sociale, aplatissement de la courbe des infections, etc. Ils organisent alors des conférences en ligne et font des appels individualisés. Les interventions de ces organismes visent aussi à briser l’isolement, à apaiser les craintes, voire les angoisses.
Comme on peut s’y attendre, les besoins d’ordre matériel sont exacerbés. Par exemple, les groupes populaires en alphabétisation qui offraient déjà de l’aide alimentaire sont davantage sollicités alors que d’autres ont été interpellés pour agir en cette matière. Les organismes doivent aussi intervenir auprès d’institutions ou de commerçants. Par exemple, la plupart des commerçants demandent aux gens de payer par carte de crédit ou de débit. Or, des personnes pauvres n’en ont pas. Des groupes ont alors demandé à des commerçants d’accepter l’argent comptant. D’autres ont fait des démarches auprès des caisses Desjardins qui ont fermé leur succursale dans de petites localités afin que les services demeurent accessibles à la population locale.
Les aspects pédagogiques deviennent dans certains cas secondaires, mais les groupes populaires d’alphabétisation déploient plusieurs moyens de combler ces besoins. Des trousses ont été envoyées par la poste. Elles contiennent des activités pour les adultes (rebus, devinettes, exercices d’écriture, etc.) ou du matériel pour les parents (activités à réaliser avec les enfants, jeux, livres). L’accompagnement pour réaliser ces activités se fait par téléphone. Des intervenantes et intervenants écrivent aux personnes tout en prévoyant une enveloppe affranchie pour recevoir leurs réponses, on organise « l’heure du conte en ligne », etc.
Dans les groupes d’employabilité, les défis sont aussi grands. Par exemple, le Regroupement économique et social du Sud-Ouest (RESO) maintient ses services, notamment le recrutement de chercheurs d’emploi, mais le suivi téléphonique ou la visioconférence posent différents problèmes. Bien que plusieurs de ces personnes aient un cellulaire, nous écrit Gabrielle Richard dans un courriel, « les conversations téléphoniques sont parfois longues et certaines personnes ne peuvent utiliser toutes leurs minutes pour faire des suivis avec nous. Elles doivent en garder pour rester en contact avec leurs proches. » Elle poursuit : « Il y a aussi la méfiance de plusieurs personnes en ce qui a trait aux informations personnelles que certaines personnes hésitent à nous transmettre pour qu'on puisse les aider un tant soit peu à faire leur curriculum vitae ou encore pour les référer à des employeurs à la recherche de main-d'œuvre ».
Ces quelques exemples n’illustrent qu’un échantillon de ce que le milieu communautaire déploie comme ingéniosité pour maintenir les populations en sécurité, pour les informer et leur donner davantage de pouvoir sur leur vie tout en poursuivant leurs apprentissages. Malgré tout, les moyens des organismes et les capacités des populations auxquelles ils s’adressent étant limités, on se doit de poursuivre le développement des moyens de ce secteur si important.
Des pistes de solution
Une des pistes consiste à mieux comprendre l’utilisation des téléphones cellulaires et des tablettes par les personnes en difficulté d’apprentissage afin d’en exploiter le plein potentiel. C’est d’ailleurs une recommandation de l’UNESCO qui y voit une avenue pour améliorer la littératie familiale et des adultes. Les travaux de l’UNESCO sur le sujet portent principalement sur les « pays en développement ». Les résultats pourraient tout de même inspirer des pistes d’intervention aux pays du Nord3.
Moins connue, la possibilité de construire des Community Open Online Courses (COOCs - cours communautaires ouverts en ligne) fait son chemin. Il s’agit du pendant communautaire des MOOCs, les Massive Open Online Course, qui sont des cours gratuits offerts notamment par des universités ou des entreprises.
À l’image de l’andragogie et de l’éducation populaire, le contenu des COOCs est décidé par les personnes elles-mêmes et l’enseignement est centré sur leurs besoins et leurs connaissances.
Comme l’explique cet article, « Les principes de base des COOCs sont simples: l'apprentissage est partout, pas seulement dans les institutions. […] n'importe qui peut commencer un cours à tout moment, sans frais, sur n'importe quel sujet. L'intérêt vient en premier et le cours, tel que décidé par ceux qui sont intéressés à apprendre une matière, en découle. Comme pour la pédagogie , les COOCs n'ont même pas besoin d'un instructeur désigné - le groupe peut décider lui-même de suivre un instructeur ou de diviser le travail de facilitation de l'apprentissage […]" Shukie4 estime que l'évaluation de l'efficacité d'un cours devrait appartenir à l'apprenant : les taux d'abandon n'ont pas d'importance si les apprenants ont le sentiment d'avoir appris quelque chose. L'appréciation et l'évaluation ne sont pas exclues, mais elles sont définies par les apprenants »5.
Ce ne sont ici que deux exemples permettant de voir qu’il y a encore place au développement d’initiatives pour assurer un meilleur accès à tous et toutes à l’éducation des adultes. Mais pour les développer, il faut des moyens financiers. Le premier ministre François Legault a déjà souligné, dans l’une de ses conférences de presse, l’importance du secteur communautaire. Il a annoncé à deux reprises un financement supplémentaire. Le 1er avril, le gouvernement du Québec annonçait une enveloppe de 10 millions $ supplémentaires au secteur communautaire, plus précisément au programme Soutien à l’action bénévole. Le 15 avril, la ministre de la Santé, madame Danielle McCann, annonçait 15 millions $ supplémentaires aux organismes communautaires « qui offrent des services prioritaires sur leur territoire, notamment dans les secteurs de l'alimentation, l'hébergement, l'accompagnement-transport bénévole, et les services communautaires de santé physique et mentale »6. Enfin, le premier ministre du Canada, monsieur Justin Trudeau, annonçait 350 millions $ « aux organismes de bienfaisance et aux organisations à but non lucratif qui fournissent des services essentiels aux gens dans le besoin. »7.
Ces aides supplémentaires sont très certainement bienvenues. Le Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA) accueille favorablement ces investissements. Cela dit, « ce sont les mêmes types d’organismes qui sont ciblés […] alors qu’en réalité, tous les organismes vivent une pression accrue afin de maintenir le filet social »8.
L’ensemble des organismes communautaires, dont les services éducatifs aux adultes, contribuent au mieux-être de populations variées ayant des besoins divers. Il serait judicieux d’adopter une approche inclusive de leur financement, incluant celui des organisations d’éducation des adultes.
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1Fondée en 2017, l'AMASQ est un regroupement d'organismes communautaires et autonomes porteurs de milieux alternatifs de scolarisation (MAS) destinés à une clientèle adulte multiproblématique âgée de 16 ans et plus. Les MAS offrent un service de scolarisation menant à une sanction du ministère de l'éducation, en plus d'un accompagnement psychosocial de pair avec la scolarisation.
2Statistique Canada, avril 2020, « Fermeture des écoles et préparation des enfants à l’apprentissage en ligne pendant la pandémie de COVID-19 ». Dans Aperçus économiques, par Marc Frenette, Kristyn Frank et Zechuan Deng. No 11-626-X au catalogue, Issue 2020001 No 103, Avril 2020, ISSN 1927-5048, ISBN 978-0-660-34485-0.
3Site de l’UNESCO : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000227436 et une vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=4gOtpCIl-Ng
4Peter Shukie a initié des COOCs et est chargé de cours au Community College de Blackburn, au Royaume-Uni et étudiant au doctorat à l'Université de Lancaster
5Merci à Virginie Thériault pour cette référence.
6Service Québec, fil d’information, 15 avril 2020 : http://www.fil-information.gouv.qc.ca/Pages/Article.aspx?motsCles=&liste...
7Communiqué du premier ministre du Canada, 21 avril : https://pm.gc.ca/fr/nouvelles/communiques/2020/04/21/premier-ministre-an...
8RQ-ACA, 21 avril 2020 : https://rq-aca.org/2020/04/21/350m_pour_les_organismes_communautaires/