ICEA

Institut de coopération pour l'éducation des adultes

Capsule méthodologique : la théorisation ancrée dans le cadre du projet de dispositif

 

À la base, la théorisation ancrée est un cadre théorique utilisé, la plupart du temps, en analyse qualitative (Méliani, 2013). Cette approche a été développée en réponse au positivisme alors omniprésent en sciences sociales (Allard, Genest et Legault, 2020). C’est ainsi que les premiers théoriciens de la théorisation ancrée l’ont défini « en opposition contre les approches hypothético-déductives » (Guillemette, 2006, p.32) et comme une approche où « […] l’immersion dans les données empiriques sert de point de départ au développement d’une théorie sur un phénomène […] » (Guillemette, 2006, p.33). L’un des intérêts principaux de la théorisation ancrée est qu’elle propose d’interroger les données et de porter attention aux idées émergentes tout au long de la recherche (Charmaz, 2012).

Ce sont ces avantages qui ont guidé la décision de l’ICÉA d’adopter la théorisation ancrée comme approche théorique dans le cadre du projet de dispositif du soutien des études femmes cheffes de famille monoparentale. Ce texte, à saveur méthodologique, proposera d’abord des éléments de définition de la théorisation ancrée, puis donnera l’exemple de son application dans le cadre du projet précédemment mentionné.

 

1. Qu’est-ce que la théorisation ancrée

Le terme « théorisation enracinée » est parfois également utilisé, mais certain·e·s auteur·trice·s le différencient subtilement de la théorisation ancrée. Toutefois, aucune distinction ne sera faite dans cet article, l’objectif n’étant pas de participer au débat entourant les différentes approches. On attribue les premiers travaux sur la théorisation ancrée à Anselm Strauss et Barney Glaser, avec leur ouvrage The Discovery of Grounded Theory, publié en 1967. Ils avaient comme objectif de développer une méthode qui permet de générer une théorie, basée sur des données empiriques et adaptées au monde réel (Walker et Myrick, 2006). Glaser et Strauss (1967) ont donc proposé un processus méthodologique inverse à celui prévalent à cette époque : au lieu de partir de postulats et de chercher dans les données des preuves et des exemples les confirmant, ce sont précisément les données (recueillies sur le terrain ou les données empiriques) qui servent de base au développement systématique d’une théorisation (Walker et Myrick, 2006) (voir note). Autrement dit, le processus de théorisation ancrée invite à partir du terrain lui-même afin de développer une théorie et de tirer des conclusions, au lieu de chercher à valider des hypothèses et des postulats sur le terrain.

Pour ce faire, les auteurs mettent l’accent sur l’importance de la comparaison constante, et du réinvestissement des données sur le terrain. La théorisation ancrée demande donc un aller-retour constant entre le codage, c’est-à-dire l’analyse des données recueillies, et le terrain, afin d’arriver à des résultats qui partent véritablement de la réalité observée (Walker et Myrick, 2006).

Plusieurs techniques sont nécessaires au processus de recherche en théorisation ancrée :

  1. Le codage : ici, le codage consiste en l’analyse des données qualitatives, recueillies principalement au moyen d’entrevues ou à travers les journaux de bord et les mémos (plus de détails à ce sujet au point suivant). Le codage occupe une place centrale en théorisation ancrée. Walker et Myrick (2006, p. 559) formulent son importance en ces termes : « Pour coder, les données sont décomposées, comparées, puis placées dans une catégorie. Les données similaires sont placées dans des catégories similaires, et les données différentes créent de nouvelles catégories. Le codage est un processus itératif, inductif et pourtant réducteur qui organise les données, à partir desquelles le chercheur peut ensuite construire des thèmes, des essences, des descriptions et des théories. » Le codage de données, en théorisation ancrée, est donc un processus fondamental, défini en plusieurs étapes, et qui permet l’aboutissement à une théorie et à des postulats.
  2. La rédaction de mémos et la tenue de journaux de bord : les mémos et les journaux de bord servent à consigner diverses notes de terrain, des notes descriptives, des réflexions sur la méthodologie, des notes d’analyse et des notes prospectives (Révillard, s.d.). Selon Vanlint (s.d., p.1), « Le journal de bord permet de garder une trace des décisions et réflexions qui jalonnent le parcours de recherche. » Ces outils agissent donc comme support essentiel à l’analyse, et servent à garder une trace des réflexions, des observations, des pistes d’analyse, etc.

Dans la section suivante, nous vous présenterons : a) comment, dans le cadre du projet, nous avons décidé d’appliquer la méthode de théorisation ancrée; b) quelles techniques nous retenons; c) quelles sont les opportunités que cette méthode nous offre dans le cadre du projet, et quels défis nous rencontrons présentement.

 

2. Dans le cadre du projet Dispositif de soutien du retour aux études des femmes cheffes de famille monoparentale

Ce projet de recherche-action vise à développer et pérenniser un dispositif de soutien du retour aux études et de la persévérance scolaire des femmes cheffes de famille monoparentale (pour plus de détails sur ce projet, cliquez ici). Dans ce dispositif, les obstacles à la persévérance scolaire rencontrés par les femmes sont la cible principale des actions.

Pour répondre aux objectifs de cette recherche, la théorisation ancrée nous semblait l’approche idéale, grâce à l’importance accordée à l’écoute du terrain et des données brutes, et à la flexibilité inhérente au processus proposé.

Les agentes de terrain sont responsables de la collecte de données de différents types, à travers notamment : a) un questionnaire sociodémographique; b) des fiches détaillées d’information sur chacun des obstacles vécus par les femmes; c) des entrevues qualitatives avec les femmes et avec les organismes après la levée d’obstacles; d) des journaux de bord. La chercheuse participe aussi à la collecte de données, en rédigeant des journaux de bord et des mémos. Concrètement, la collecte de données, étalée sur deux ans, et l’analyse se déroulent en parallèle.

Au fur et à mesure de leur collecte, les données seront codées et catégorisées, et les conclusions réalisées seront réinvesties et testées sur le terrain. Cela signifie que les agentes de terrain adapteront leurs approches et leurs tâches tout au long du projet, en fonction de ce que les données révèlent. Concrètement, si l’analyse des entrevues avec les femmes et des organismes révèle qu’il serait mieux de changer un certain élément du suivi, cet élément sera changé et l’impact de ce changement sera à son tour analysé à travers les entrevues et les journaux de bord. Cet aller-retour entre l’analyse des données et le terrain, de même que la communication constante entre la chercheuse et les agentes de terrain est primordial à ce projet de recherche, et à la théorisation ancrée en général.

Utiliser la théorisation ancrée comme approche théorique nous permet de constamment nous adapter à la réalité et aux besoins des femmes et des organismes collaborateurs. À travers la vision préconisée par l’approche, nous restons à l’affut des impacts de nos interventions sur le terrain. Toutefois, la théorisation ancrée comporte également son lot de défi : l’équipe de recherche doit être à l’aise avec le flou, puisque l’objet se précise au fur et à mesure de la collecte de données. De plus, dans l’analyse, le ou la chercheur·reuse doit s’efforcer de suspendre ses préconceptions et prénotions, « au profit d’une ouverture à ce qui émerge des données de terrain » (Guillemette, 2006, p.34).

En somme, la théorisation ancrée propose des angles de réflexion intéressants lorsque l’on souhaite mener une recherche dans une logique inductive. C'est dans cette optique que l’ICÉA a décidé de l’utiliser comme cadre méthodologique du projet de recherche sur le développement d’un dispositif de soutien des études des femmes cheffes de famille monoparentale, afin de produire une recherche innovante et fidèle à la réalité de la population observée, qui aura des retombées concrètes et pérennes.

 

Note : À la suite de cette collaboration, Glaser et Strauss ont développé une vision différente de la théorisation ancrée, et ont choisi de publier indépendamment cette vision (Allard et al., 2020). Pour en apprendre plus sur les différences entre ces deux visions, nous vous invitons à consulter l’article suivant : Grounded Theory: An Exploration of Process and Procedure (Walker et Myrick, 2006).

 

Bibliographie

Allard, É., Genest, C. et Legault, A. (2020). La théorisation ancrée : une méthodologie, plurielle. Revue Francophone Internationale de Recherche Infirmière, 6(1), 2 7.

Charmaz, K. (2012). The Power and Potential of Grounded Theory, A Journal of the BSA MedSoc Group, 6(3), 2-15.

Glaser, B. G., et Strauss, A. L. (1967). The discovery of grounded theory: Strategies for qualitative research. Chicago, CA: Aldine.

Guillemette, F. (2006). L’approche de la Grounded Theory; pour innover? Recherches qualitatives, 26(1), 32.

Revillard, A. (2014, 31 octobre). Fiche pratique : à quoi sert un journal de terrain? Anne Revillard. https://annerevillard.wordpress.com/observation-directe-et-enquete-de-terrain/fiche-pratique-a-quoi-sert-un-journal-de-terrain/

Vanlint, A. (s. d.). Le journal de bord comme outil de terrain. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/projetthese/chapter/le-journal-de-bord-ou-de-terrain/

Walker, D. et Myrick, F. (2006). Grounded Theory: An Exploration of Process and Procedure. Qualitative Health Research, 16(4), 547 559.